dimanche 14 février 2016

20160214 - Le rôliste de jeu vidéo, ce geek ultime | Slate.fr

Le rôliste de jeu vidéo, ce geek ultime | Slate.fr



Parmi les millions de personnes immergées chaque jour dans les jeux en ligne, il existe une communauté à part: les rôlistes. Ces joueurs inventent leurs propres scénarios et suivent à la lettre tous les codes de l'univers dans lequel ils se trouvent. Une pratique entre théâtre et fan fiction, mais aussi une tradition fondatrice de la culture geek.
«L'autre jour sur le serveur RPvP, je me suis disputé avec un lorenazi qui ne voulait pas utiliser le randd.» Vous n'avez rien compris à cet énoncé? Bienvenue dans le monde des rôlistes, un univers aussi riche en imagination qu'en termes barbares. Parmi les amateurs de MMORPG (jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs) comme World of Warcraft, les rôlistes sont une caste à part. Alors que la plupart des joueurs arpentent ces mondes virtuels afin d’accomplir des objectifs fixés par les développeurs (affronter des boss, se battre contre d'autres joueurs, acquérir des artefacts rares, augmenter la puissance de leur avatar…), les rôlistes ne sont là que pour la beauté d’un principe-clé: le roleplay.

Ils vont alors détourner le jeu de son usage premier, et se servir de leur imagination pour y créer des saynètes. Pour ce faire, les rôlistes inventent à leurs avatars une histoire et une personnalité propres, qu’ils développent ensuite dans des scénarios. Le roleplay se vit donc comme une pièce de théâtre vidéoludique, avec une règle d'or: ne jamais sortir de son personnage. Exit les conventions du monde réel, le rôliste rétablit le quatrième mur du jeu vidéo et épouse les codes de l’univers auquel il appartient, dans sa façon de se comporter et même de parler. Et à l’heure où Le Monde signale un retour en grâce du jeu de rôle à l’occidentale, cette pratique est loin d'être insolite, bien au contraire: c'est même un élément clé de la culture geek.

«Donjons & Dragons» version 2016

De nos jours, le RPG se joue principalement sur consoles et PC (Final Fantasy, World of WarcraftSkyrim, etc). Mais dans les années 1970-1980, bien avant l'avènement du jeu vidéo, l'expression «jeu de rôles» désignait surtout les jeux de plateau à l’univers fantasy comme Donjons & Dragons ou L’Appel de Cthulhu dans lesquels, à l'aide d'un livre, d'un dé et de quelques fiches, les joueurs incarnaient des personnages qu'ils s'étaient inventé. Les rôlistes nouvelle génération viennent généralement de cette culture, qu’ils transposent sur un support jeu vidéo.

La communauté roleplay (RP pour les intimes) se rassemble sur des forums spécialisés, répartis selon les jeux auxquels ils sont dédiés. Ces pages sont un moyen de rencontrer d'autres joueurs ou d'organiser des événements, mais surtout de travailler son personnage à travers des fiches de présentation spécifiant son nom, son âge, sa race, ses traits de caractère, sa filiation, son passé... Des informations qui complètent la fiche de présentation in-game du personnage, très sommaire. Certains joueurs vont jusqu'à consigner toutes les actions de leur avatar dans un carnet de bord.

Théâtre intéractif

La fiche personnage créée, vient le jeu à proprement parler. «On se connecte, on discute avec les autres par écrit et on voit comment ça évolue. On utilise la commande /e/ pour décrire les actions de notre personnage, un peu comme des didascalies au théâtre», détaille Jérémie alias Tam, 25 ans, administrateur du forum des rôlistes francophones du jeu Star Wars: The Old Republic (SWTOR). Une sorte de pièce de théâtre interactive et en temps réel, où le jeu sert de décor et les personnages de costumes, et où la commande «/e/»remplace les gestes que les développeurs n'ont pas prévu : /e/éternue, /e/ se gratte le nez, /e/ lance un regard suspicieux... «Et ça peut ne jamais prendre fin. J'ai déjà réussi à jouer pendant 35 heures, juste en dialogues et en actions /e/.»  

Certains joueurs s'expriment directement dans la langue de leur personnage, grâce des traducteurs trouvés sur le web

Tam


https://youtu.be/3_mXQxXbrAo
«Si on rencontre un mur ou un mob [ennemi contrôlé par l'ordinateur, ndlr], on va le prendre en compte, explique Tam. Mais sinon, on tient uniquement compte de ce qu'on a imaginé pour le personnage.» Certains joueurs ressuscitent même le randd, le lancer de dés qui détermine la réussite d'une action dans les jeux de rôle de plateau.

Mission immersion

Les actions habituellement prévues par le jeu (lancer des sorts, affronter des boss, augmenter le niveau de son personnage...) sont donc écartées. Le but du roleplay, c'est de comprendre et d’intégrer toutes les subtilités du «lore», c’est-à-dire le scénario du jeu, afin d’incarner son perso à la perfection. Par exemple, un rôliste qui incarne un jedi dansSWTOR ne peut pas décemment fréquenter un rôliste sith. Et ça peut aller loin, souligne Tam:

«Certains joueurs s'expriment directement dans la langue de leur personnage, grâce des traducteurs trouvés sur le web. Sur SWTOR, par exemple, il y a le cathar, le sith, le sang-pur, etc. Il y a des twi'lek qui se sont fait taper dessus parce qu'elles parlaient mal à de grands seigneurs sith. Surtout que les insultes twi'lek sont très transparentes...»
La popularité d'un jeu auprès des rôlistes ne se mesure donc pas à la qualité de ses graphismes ou de son gameplay, mais à la richesse de son lore et à la qualité de son immersion. Ainsi World of Warcraft, dont l'univers medieval-fantasy est en constant développement depuis la sortie du premier Warcraft en 1994, rassemble la plus large communauté RP. De même, les MMORPG inspirés de sagas cultissimes comme Le Seigneur des Anneaux ou Star Wars attirent les foules.


https://youtu.be/tBMCwfMtTqM

À chacun son école

Évidemment tous les joueurs n’abordent pas le roleplay de la même manière.

«Il y a des gens pour qui un bon rôliste ne doit jouer qu'un perso, d'autres diront qu’on doit être capable d’en jouer plusieurs, de faire un changement de peau, détaille Tam. Il y a des gens qui vont jouer totalement à l'imagination. Moi, je vais exploiter des compétences utilisables dans la limite du raisonnable. Le PvP [player vs player, affrontement entre joueurs humains, ndlr] est très courant et débattu. Certains rôlistes sont partants pour des combats normaux, en temps réel, dans lesquels le plus fort gagne. Mais d’autres le prennent mal parce qu'ils se font tuer et estiment que “ça n'est pas roleplay”, puisque les niveaux sont censés être imaginaires.»
À ces prises de tête s’ajoute la confusion vis-à-vis du lore. «L’histoire de World of Warcraftannule parfois celle des Warcraft précédents. C’est n’importe quoi, ils font des sauts dans le temps, ils font revenir des personnages morts…», déplore Stéphanie alias Fanélia, administratrice de Kirin-Tor RP, un forum non-officiel consacré au RP sur World of Warcraft«Entre les jeux, le film, le manga et le roman, il y a des infos traitées différemment. Donc on ne sait plus trop sur quoi se baser pour le roleplay. À part les lorenazi [équivalent rôliste des grammar nazi, ndlr] qui veulent toujours avoir raison et qui vont chercher une information à la page 13 de telle bande dessinée…»

Il y a aussi de possibles dérives comme le RPQ («RP cul», vous l’avez?), la drague version roleplay. Les administrateurs de forums surveillent de près les petits malins qui utilisent leur personnage pour faire l’amour en ligne... toujours par lignes de textes interposées. «J'ai refusé un joueur de 17 ans qui jouait le personnage d’une prostituée mineure qui se baladait à travers la galaxie pour coucher avec des hommes, se souvient Tam, juriste dans la vraie vie. Je trouve ça malsain. On a une charte qui condamne la pédophilie et la pornographie. On ne veut pas un parent qui se plaint parce que son enfant était en contact avec un adulte en ligne…»



«Dans MMORPG, il y a RPG»

À l’heure où les jeux s’orientent de plus en plus vers le grand public, les rôlistes défendent leurs propres marottes. Ainsi, après deux ans d’instances auprès de l’équipe de Bioware, les développeurs de SWTOR, les rôlistes ont enfin obtenu la possibilité pour leurs personnages de… mettre des casques et de s’asseoir sur des chaises. Une amélioration inutile aux yeux d’un joueur lambda, mais cruciale pour renforcer le réalisme et le naturel d’une saynète en RP. Autre victoire non négligeable, l’ajout d’options de housing dans la dernière extension du jeu, qui permet aux avatars d’habiter et d’aménager leur propre logement.

Les rôlistes de WoW sont moins bien lotis, eux qui ont même dû se battre pour obtenir des serveurs RPvP, c’est-à-dire dédiés au roleplay. «Les développeurs ont fait quelques petits ajouts, mais on a l’impression d’être délaissés. Blizzard n’écoute pas les communautés RP, encore moins francophones. C’est dommage, parce quand dans “MMORPG”, il y a “RPG”», analyse Fanélia. Du coup, les joueurs se débrouillent. «Un ami à moi a développé un add-on appelé Total RP. Ça permet de détecter tous les rôlistes qui ont ce programme, de voir la description enrichie d’un perso quand on passe sa souris dessus, des détails supplémentaires genre “sa cape est déchirée, il a une cicatrice”, etc. On peut aussi créer ses propres objets, qui apparaissent en icône lorsqu'on passe sa souris sur le personnage. C’est un véritable univers parallèle au jeu.»

«L’utopie du gamer»

Dans la société des MMORPG, la communauté RP, avec ses serveurs séparés et ses usages à contre-courant, constitue une sorte de république autarcique dans la géographie du jeu en ligne. Sur les quelques 3.800 inscrits du forum Kirin-Tor RP, on ne compte que 300 à 400 membres actifs, «un chiffre à la baisse par rapport aux 600-700 de l'âge d'or», indique Fanélia. Et une goutte d'eau par rapport aux 5,6 millions de joueurs sur WoW. Bref, les rôlistes sont une minorité de nerds perçus avec curiosité ou amusement par les autres joueurs. Ironique, quand on sait qu’ils étaient là en premier.

«Le jeu de rôle est une pratique matricielle de la culture geek, explique David Peyron, docteur en sciences de l’information et de la communication. Le fait d’être actif, de développer un univers, de continuer à le faire vivre... Le roleplay permet aux joueurs de ne pas être passifs, de corriger et d’amener des choses qui étaient absentes dans le jeu de base.» Une logique de réappropriation «particulièrement ancrée dans le monde du jeu vidéo, qui est une industrie née à un moment où les joueurs et le public étaient, au départ, les mêmes gens, souligne le chercheur. Aujourd’hui, lorsqu’on sort un jeu en ligne, le fait qu’il va y avoir des mods, des machnima, des détournements fait partie du contrat. Que chacun puisse créer son jeu, c’est en quelque sorte l’utopie de tout gamer.»

Les rôlistes cherchent à étendre l’expérience d’un univers en multipliant les supports. Cette approche transmédia imprègne aujourd’hui toute la culture populaire: «L’industrie du divertissement l’a bien compris: pour promouvoir un produit, ils vont créer le compte Twitter d’un personnage, sortir le jeu vidéo tiré du film», remarque David Peyron. De là, pas étonnant pour le chercheur d’assister à un revival du bon vieux jeu de rôle occidental: «Le jeu de rôle revient à la mode, que ce soit sous sa forme classique comme Donjons et Dragons, de jeux de cartes comme Hearthstone… Il y a tout un pan de la culture ludique qui se remet en place.»

Article de François Oulac pour Slate.fr

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