Sipder-Man, X-Men, Superman, Batman... Nés dans des illustrés à quatre sous, ces super-héros nourrissent Hollywood ad libitum. Une aubaine pour les négociants experts en vieux comics, dont les cotes explosent.
Texte : Philipp Guedj photographie : Paul & Henriette (pour l'Obs)
Texte : Philipp Guedj photographie : Paul & Henriette (pour l'Obs)
Les clients de la boutique JHU Comics, en plein cœur de Manhattan, n’en ont pas cru leurs yeux. Le 4 avril dernier, peu après 14h30, Docteur Strange en personne passe une tête à l’improviste, achète une copie de la BD portant son nom et prend la pose tout sourire avec les managers du magasin. À deux pas de la 32e rue, à la fin du tournage de l’adaptation par Marvel des aventures du maître des forces occultes, l’acteur Benedict Cumberbatch fait son petit effet en costume et l’image fait le tour du web. Symbole d’une love story entre les comics et Hollywood ? Pas vraiment.Les créateurs totalement zappés
Mark Millar l’a un peu mauvaise. Le scénariste créateur de Civil War, la mini-série qui a révolutionné l’univers Marvel au milieu des années 2000, digère mal que Marvel Studios ne l’ait pas associé à la promotion du blockbuster Captain America : Civil War. L’intrigue du 3e volet des aventures du super-patriote, en salles depuis le 27 avril, ne fait que repiquer quelques idées clés de son travail. Il ne s’est d’ailleurs pas privé de le rappeler à plusieurs reprises, ces derniers jours, sur son compte Twitter. Millar, dont la série Ultimates avait déjà été généreusement pillée dans les films Iron Man et Avengers, peut se consoler en se disant qu’il n’est pas le seul. Le précédent Captain America : le soldat de l’hiver reprenait mot pour mot le titre d’une mini-série du scénariste Ed Brubaker, sans jamais que ce dernier ne reçoive d’honneurs particuliers. Et c’est très discrètement que le générique de fin de Batman Vs. Superman de Zack Snyder remercie Frank Miller, alors que moult répliques et plans du film puisent directement dans sa mythique tétralogie en BD The Dark Knight Returns. Par ailleurs, qui se souviendra du nom des vrais créateurs deDeadpool (Rob Liefeld et Fabian Nicieza), carton mondial de l’année au cinéma ? Ou encore du véritable créateur du Punisher (Gerry Conway), le super flingueur vu sur Netflix dans la série Daredevil saison 2 ? Et pourtant : leurs histoires, fantaisies de papier vendues jadis entre 50 cents et 2 dollars dans les échoppes de comics, sont devenues un carburant crucial de l’industrie hollywoodienne.
Des comics strips au grand écran
Si les auteurs semblent définitivement oubliés, les BD elles-mêmes s’en sortent mieux. "Jusque-là, les studios adaptaient principalement des livres, explique Fabrice Sapolsky, fondateur de la revue spécialiséeComic Box et lui-même scénariste de comics (Spider-Man Noir pour Marvel). Mais le triomphe inattendu de X-Men et de Spider-Man, en 2000 et 2002, a prouvé à Hollywood le potentiel des comics. Pour eux, c’est du pain béni : ils voient tout de suite à quoi peut ressembler le film, c’est plus facile pour investir. Pour convaincre les acteurs de faireWatchmen, le réalisateur Zack Snyder leur a envoyé directement la BD." Pour la première fois, des comics se retrouvent également entre les mains d’investisseurs capables d’aligner, sur la foi d’une première lecture, des dizaines de millions de dollars. Le changement de paradigme ne s’arrête pas là : le comic book n’est plus un produit culturel pour ados ou nerds, mais bel et bien une œuvre. Et déjà, la valeur faciale du produit n’a plus rien à voir avec son impact.
Dès 1986, Watchmen, la saga nihiliste retourne en effet comme une crêpe l’intelligentsia littéraire et médiatique. Pour la première fois depuis l’acte de naissance officiel des justiciers en collants (Action Comics n°1, 1938 : première apparition de Superman), un illustré mensuel en 12 épisodes offre une réflexion consciente sur le genre ainsi qu’un regard effroyablement pessimiste sur son époque. Encensée jusque dans le magazine Time, Watchmen remporte une flopée de récompenses et sa réédition en version compilée popularise, avec The Dark Knight Returns de Frank Miller, publiée la même année également chez l’éditeur DC, l’appellation de "roman graphique". Néanmoins, pour se les procurer, il faut encore à l’époque se rendre dans des boutiques spécialisées et celui qui cherche d’anciens exemplaires passe par la case bouquiniste sans pour autant devoir casser sa tirelire.
Les créateurs du 7e Art ne se sont pas pour autant massivement emparés des surhommes du 9e. Excepté les icônes d’avant-guerre, Batman et Superman, les comics de super-héros devront attendre le xxie siècle pour voir leur valeur décupler. Les planètes s’alignent alors : les progrès des effets numériques permettent enfin des miracles et, surtout, les ados des années 1970/80, les plus exposés à cette culture, prennent le pouvoir à Hollywood. J. J. Abrams, Sam Raimi, Joss Whedon, Christopher Nolan, Zack Snyder, et jusqu’aux plus hauts cadres des studios : à Los Angeles, les décideurs bouffeurs de comics professent leur amour du genre et par là même le légitiment.
L'irrésistible ascension du vintage
Les recettes spectaculaires des films Spider-Man et X-Men, le besoin de héros positifs dans une Amérique post 11-Septembre, le choc The Dark Knight en 2008 puis le big bang des productions Marvel Studios initié par Iron Man font le reste.
Le petit écran lui aussi s’abreuve au même or noir :
Aujourd’hui, un geek absolu comme le producteur Greg Berlanti est le showrunner de quatre séries télé de super-héros à l’antenne : Flash, Arrow, Supergirl et Legends of Tomorrow. Quatre ! C’est sans précédent !
ajoute Fabrice Sapolsky. Juste retour de bâton, c’est précisément à l’aube des années 2000, lorsque le cinéma décuple leur aura culturelle que la cote des comic books vintage s’envole et que son marché se structure grâce à l’essor du web.
Quelques personnes avaient déjà commencé à collectionner les comics depuis le début, mais ils ne communiquaient pas vraiment entre eux. Ils le faisaient simplement par plaisir personnel
rappelle Barry Sandoval, directeur du département comics de la société Heritage Auctions.
Une BD à 3,2 millions de dollars
Le Californien Mitchell Mehdy fut ainsi le premier, en mai 1973, à susciter un buzz médiatique national en payant, du haut de ses 18 ans, 1 800 dollars pour une copie originale du célèbre Action Comics n°1. "Il fut interviewé dans les talks shows et les magazines, mais à l’époque les gens le prenaient plutôt pour un demeuré", précise Sandoval. Trente-huit ans plus tard, en 2011, personne ne rit au nez de l’acheteur d’une autre copie du même Action Comics, vendu à 2,1 millions de dollars : Nicolas Cage, collectionneur notoire de comics avec quelques autres célébrités hollywoodiennes. Considéré désormais comme un précurseur gourou du secteur, Mitchell Mehdy continue lui-même de collectionner les comics vintage et prédit aux chefs-d’œuvre du genre un destin similaire aux toiles d’Andy Warhol ou de Picasso.
Depuis plus de dix ans, les records d’enchères de ces vieilles bandes dessinées sont régulièrement battus : un million de dollars pourDetective Comics n°27 (1939, première apparition de Batman) en 2010 ; 1,8 million pour une copie quasi parfaite d’Amazing Fantasy n°15 (1962, première apparition de Spider-Man) en 2010 ; 3,2 millions de dollars pour l’indétrônable Action Comics n°1 en 2014. "Je suis certain de voir un jour le premier Action Comics atteindre une vente à 10 millions de dollars", écrivait Mitchell Mehdy en 2011 sur le site Collectors Society. Avec un nouveau facteur à prendre en compte : les adaptations au cinéma ou à la télévision. "Les films, ou même la simple annonce d’un futur tournage, a un effet multiplicateur incontestable sur la cote de la B. D. concernée : aujourd’hui, une copie de très bonne qualité du premier numéro de Suicide Squad (1987 et adaptée cette année sur les écrans) se vend déjà 3 000 dollars. Il y a encore cinq ans, on ne l’aurait même pas envoyée la faire expertiser",explique Barry Sandoval.
Expertiser ? Dans leur grande majorité, ces records officiels sont en effet atteints lors de ventes gérées par d’authentiques sociétés de négoce, dont les leaders : Heritage Auctions (basée à Dallas) et la new-yorkaise Metropolis Collectibles. La première organise de vraies ventes aux enchères en live, quatre fois par an entre New York, Los Angeles et Dallas :
Aujourd’hui, les collectionneurs achètent ces périodiques comme un investissement qu’ils espèrent bien rentabiliser des années plus tard
résume Barry Sandoval. Pour preuve, le sexagénaire new-yorkais Walter Yakaboski avait acheté 1.200 dollars une copie en parfait état d’Amazing Fantasy n°15 en 1980. Le 18 février dernier, au terme d’une vente organisée à Dallas par Heritage Auctions, Yakaboski revendait son exemplaire… 454.000 dollars.
Des agences de cotation
Dans ces société de négoce, les prix sont déterminés à partir de l’état des copies concernées, notées de 1 à 10 sur une échelle fixée officiellement par la société privée CGC (Comics Guarantee LLC). Créée en 2000 et basée en Floride, cette dernière détient le monopole de la cotation des comics de collection aux États-Unis au même titre que les agences de cotation dans le milieu de la finance : "Chaque exemplaire est évalué par trois juges différents, totalement neutres, qui l’examinent sans connaître l’identité du vendeur, explique Barry Sandoval. Chacun donne leur note et le CGC retient la moyenne puis scelle le comic book dans une pochette en plastique dur. Tant que le sceau n’a pas été brisé, la note est toujours valide." Une fois certifié CGC, l’exemplaire de collection est confié aux bons soins d’une société comme Heritage Auction, qui le conserve dans un coffre-fort à l’adresse tenue secrète. Avec leurs commission de 10% facturée à chaque vente pour leur service d’intermédiaire, Heritage Auction, Metropolis Collectibles et d’autres ont fait fortune. Les auteurs, scénariste ou dessinateur, déjà quasi-oubliés des génériques à l’écran, ne verront pas non plus la couleur de cet argent : "C’est hélas habituel dans le système américain, rappelle Fabrice Sapolsky. Quand un auteur signe pour Marvel ou DC, il cède à vie tous ses droits sur sa création." Cela n’a pas empêché l’écrivain le plus côté du moment aux États-Unis, Ta-Nehisi Coates, auteur d’Une colère noire, lettre à mon fils (Édition Autrement), de s’atteler le mois dernier au scénario de la bande-dessinée Black Panther, relançant la carrière d’un des rares super-héros africains de l’univers Marvel. Celui-ci étant déjà destiné à faire l’objet d’un film en 2018, il est fortement recommandé d’acheter les exemplaires encore disponibles.
Philippe Guedj
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