"J'ai 55 ans, et je ne suis plus rien." Margaux est assise, dans ce petit bureau. Au 47e étage de la tour Montparnasse, dans les locaux de sa maison d'édition parisienne. Chemisier blanc, le même que sur la photo de son livre, "Le dernier salaire", qui vient de sortir. Margaux est souriante, classe. Elle a l'air forte, et si fragile. Le regard bleu, franc, qui parfois s'égare vers les murs. Dégage une assurance tranquille, lucide. Mais ce n'est qu'un masque, ou une carapace. Car souvent, au détour d'un mot, d'une question, les larmes pointent. Margaux est esquintée, usée, éreintée. "Je ne plie pas le genou, je ne suis pas à terre", répète-t-elle sans cesse. "Je me bats, mais c'est dur. J'ai très, très peur. Pour moi, c'est fini."
L'histoire de Margaux Gilquin, ressemble sans doute à des centaines d'autres. Il n'y a pas si longtemps, Margaux avait un travail. Elle était assistante de direction, dans une bonne boîte, bonne ambiance, elle travaillait dur, et bien. Plus de dix ans comme ça. Et puis un jour, la société est rachetée. Un par un, tous les salariés de son département ont été licenciés. C'était en 2008. Margaux a 48 ans. "Sur le coup, je ne me posais pas de problème (sic)", raconte-t-elle. "On me disait : tu es diplômée, dynamique, tu n'as plus d'enfants à charge. J'habitais aux portes de Paris, j'étais en pleine force de l'âge". Sur le coup, elle en est sûre : une nouvelle vie s'ouvre à elle. Elle va rebondir, et vite. Sauf que. "La crise était là, et ça a cogné", dit Margaux. La crise, et le décalage. "Je me suis retrouvée propulsée sur un marché du travail avec des codes, des règles, un langage, et même des références vestimentaires qui avaient changé, que je ne connaissais pas. Je me suis rendu compte que j'étais à l'abri dans ma petite société."
"Des gens pressés, prêt à marcher sur n'importe qui"
Margaux a commencé à imprimer des CV. Des centaines, des milliers. A les envoyer, à faire le tour des rues, chercher les adresses de société, toquer aux portes. "Sauf que j'ai découvert que ça ne marchait plus comme ça", sourit Margaux. "Aujourd'hui, il faut s'inscrire sur le site, envoyer des lettres de candidature, se faire accrocher par un robot, avec des mots-clés." Margaux apprend les combines seule, sur le tas. Alors oui, elle s'est inscrite chez Pôle emploi. Elle voyait son conseiller une fois tous les 15 jours. "Elle me racontait sa vie", dit Margaux. "Une fois, je lui ai demandé si elle avait des offres, elle a levé les yeux et les bras au ciel et a dit : 'Moi, vous trouver du travail ? Allons donc…'" Alors, Margaux s'est battu seule. Pendant plus de huit ans, elle a distribué les CV à tour de bras, enchaîné les petits boulots de toutes sortes. Remplacements de secrétaires, voyages d'accompagnement d'enfants, démonstratrice pour croquettes de chat en grande surface, baby-sitter…
Petit à petit, elle a perdu l'espoir d'un CDI, s'est accrochée aux CDD, à l'intérim. Elle en a enquillé un paquet, en quelques années. A chaque fois, il faut postuler, se rendre disponible, se présenter, argumenter, travailler, se faire jeter, et recommencer. Elle a eu des entretiens où on la convoquait pour lui dire qu'on n'avait rien à lui proposer, d'autres où elle n'avait pas le signe astrologique qui convenait. Elle a écumé les job-dating, découvert des entreprises déshumanisées, rencontré des recruteurs au sourire commercial à l'assurance de trentenaire, vu tous ces "gens pressés, prêts à marcher sur n'importe qui pour arriver les premiers". Elle s'est sentie vieille, ringarde, mise sur le côté. "C'est un constat : les sociétés ont évolué. C'est terrifiant, pour nous les seniors, car nous ne connaissons pas ce monde-là." Pendant huit années, Margaux a donc enquillé. Puis les propositions se sont taries. "Ça fait deux ans que je n'en reçois plus", raconte-t-elle. Et, un jour, elle a vu venir ses fins de droits. Finies, les allocations de Pôle emploi.
"Je vois les gens dans la rue. Je n'en dors pas. Demain, ça peut être nous."
Quand elle parle de tout ça, Margaux sourit. Pourtant, elle est à vif. Ultra-sensible. "J'ai beaucoup pleuré, beaucoup. Je suis tombée malade, j'ai fait un burn-out, un infarctus", détaille-t-elle, les larmes qui montent. Car c'est dévastateur, le chômage. Ça bouffe la tête. Littéralement. "J'ai pris dix ans", raconte Margaux. "J'ai perdu toute confiance en moi, j'ai perdu le sommeil, j'ai perdu du poids, j'ai perdu ma sérénité. Et petit à petit, je me suis coupée de ma vie sociale." Elle laisse traîner le regard, vers le ciel bleu. "Vous voyez, quand je suis arrivée, j'ai vu tous les gens en terrasse, détendus, à profiter… Je ne peux pas le faire." Elle montre ses habits : "J'achète tous mes habits dans des vide-greniers. Ça fait tellement longtemps que je n'ai pas acheté de neuf, qui soit à moi..." Petit à petit aussi, Margaux a vu s'éloigner ses proches. "Graduellement, on finit par se désociabiliser. D'abord, parce qu'on n'a pas d'argent, même pour un verre. Et puis, de quoi parlent les gens ? De leurs vacances, de leurs week-ends. Moi, le seul sujet que j'ai, c'est la recherche d'emploi."
Aujourd'hui, elle touche l'ASS (Allocation de solidarité). 480 euros par mois. Heureusement, elle est logée. Elle a quitté Paris, est devenue aide pour sa tante Marthe, en Gironde. Mais elle n'est pas sereine pour autant. "On se voit tomber. Et ça va vite. Je vois les gens dans la rue, qui dorment dans leur voiture, fouillent les poubelles. Je n'en dors pas. Demain, ça peut être nous." Margaux fait encore un sourire, mais en une phrase, laisse entrevoir les abysses au-dessus desquelles elle se débat : "J'y ai pensé. Si un jour je me retrouve à la rue, je n'irai pas traîner dans une grande ville. Je partirai dans les montagnes, je sais déjà où." Elle pense, déjà, à un futur de marginale.
"Je me dis : mais combien est-on comme ça ?"
Son histoire, Margaux l'a écrite d'un trait. C'est sorti comme un cri. Désespéré, rageur. De colère aussi. "Quand j'ai reçu le courrier disant que j'étais bénéficiaire de l'ASS, j'ai eu l'impression de me dissoudre", explique-t-elle. "Ça y est, je l'avais sous les yeux, noir sur blanc : j'étais un cas social, une ratée, lâchée de tous côtés. J'avais 54 ans, je travaillais depuis que j'avais 17 ans, je n'étais plus rien." Elle a quand même eu la force de le finir, ce livre. Et d'aller taper à la porte de XO, cette maison d'édition qui l'a toujours fait rêver. Où son histoire a plu. "J'ai été étonnée de voir les retours, les témoignages, les lettres de gens qui me disent de continuer à incarner le combat des seniors, à interpeller", raconte Margaux. Mais tous ces soutiens, ça ne la réconforte pas. "Au contraire, ça m'attriste. Je vois tous ces témoignages, et je me dis : mais combien est-on comme ça ? Qu'est-ce qu'on va devenir ? On est des quinquas, on doit tenir jusqu'à la retraite. On n'aura pas vécu. Et puis quand on sera à la retraite, on fera quoi ? C'est un gâchis, ce qu'il se passe pour nous."
Son livre, son cri, ont attiré l'attention, un peu. Margaux sort un petit carton, une lettre reçue ce matin. "C'est un mot manuscrit du président Hollande", dit-elle. "Il me dit d'appeler son conseiller." Aucune promesse, mais un nouvel espoir. Un petit. Mais elle le saisit. "On ne nous entend pas, nous, les chercheurs d'emploi, les seniors qui sont sur la touche. Mais on va défendre nos droits, on a droit au travail ! On veut dire qu'on existe, on veut qu'on parle de nous, faire évoluer les choses." Margaux se battra. Jusqu'au bout, la tête haute.
> "Le dernier salaire", de Margaux Gilquin, aux éditions XO. 16, 90 euros.
A LIRE AUSSI >> Hollande s'attaque au chômage : Nicolas, 30 ans, ou le quotidien ordinaire d'un chômeur désabusé
lundi 30 mai 2016
"J'ai 55 ans, je ne suis plus rien" : le cri de peur et de colère d'une quinqua en fin de droit – metronews
"J'ai 55 ans, je ne suis plus rien" : le cri de peur et de colère d'une quinqua en fin de droit – metronews
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire